Pantoufle, l'amour et les tableaux
(deux petites brèves de vie du chat Pantoufle)
Lorsque je me suis appuyée sur Bernard, il m’a prise dans ses bras. Lorsqu’il m’a prise dans ses bras, le chat – mon chat - est sorti par la fenêtre. Il faut bien que je vous dise que mon chat, Pantoufle, est très pudique. Les scènes sentimentales, les bisous mouillés dans le cou des autres, les tripotages de fesses le mettent mal à l’aise. C’est pour ça qu’il détourne son regard et quand il regarde avec moi « Les Feux de l’Amour », il met ses deux grosses pattes pleines de griffes devant ses yeux pour ne pas voir les personnages se dévorer la bouche. C’est tout juste s’il ne rougit pas ! Le pauvre minet ! Peut-être que s’il avait une compagne, les choses iraient mieux, il serait moins timide, moins introverti... peut-être... malheureusement, pour Pantoufle, pas de roucoulades avec une jolie madame Pantoufle, il est castré !
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Pantoufle, c’est la douceur incarnée. Je l’aime tout autant que le tableau de Van Gogh que j’ai hérité de ma belle-mère. Elle, c’était pas vraiment ma belle-mère, c’était la deuxième femme de mon père. Le Van Gogh, ce n’était pas des tournesols, mais un bouquet d’iris assez joli à regarder. Elle me l’a donnée quand elle est morte, enfin, plutôt, je l’ai eu après sa mort. Elle qui se croyait indestructible, plus solide qu’un tas de marbre froid comme son cœur, elle a fini comme les autres entre quatre planches de bois, même pas en chêne, même pas doublées de satin. La vieille, on l’a mise sous-terre dans un cercueil de cagettes. C’était bien suffisant pour la carcasse qu’elle allait devenir.
Je ne l’aimais pas ma belle-mère, mais j’adorais son tableau de Van Gogh. Pantoufle adorait ma belle-mère mais détestait son tableau. Il faut que je vous dise que Pantoufle a horreur des plantes, les fleurs, ce n’est pas sa passion. Il pisse sans vergogne sur mes lauriers-roses importés directement de Sicile. Si seulement, il avait pu pisser sur son manteau de la vieille au lieu de baver sur ses mollets. Mais non, quand il la voyait, il courbait le dos en virgule et se frottait contre ses jambes à elle tout en ronronnant une ritournelle d’amour. Il s’extasiait à sentir sa main rugueuse lui gratter le dos. En plus, elle puait le vieux, la vieille ! Elle sentait la poussière et l’os en décomposition mais Pantoufle, cela ne le dérangeait pas. Il doit avoir le sens de l’odorat déformé. Jamais il ne lui a montré les crocs à la vieille alors qu’il a déjà mordu deux fois le facteur, il faut que je vous dise que le facteur est dodu comme un dindon, il doit avoir un goût de dinde de Noël.
En général, avec les bipèdes, Pantoufle se la joue tout doux. Par contre, avec les tableaux, il sort les griffes. Mon Van Gogh n’a pas fait long feu. Pantoufle a sauté sur les iris, ses griffes se sont plantées dans la toile et huit rides béantes lacèrent désormais le feu Van Gogh. Ce n’est pas un esthète, mon Pantoufle ! Il ne connaît rien à l’art ! Il s’est pris d’affection pour une photographie jaunie et racornie de la vieille qui traîne sur mon bureau. Dessus, on y voit son gros visage boursouflé comme l’écorce d’un tronc mouillé. Moi, la photo me fait peur. Pas à Pantoufle. Il dort dessus. Il pose son gros ventre de chat sur la photo de la vieille. Peut-être même que parfois il lâche un léger vent... et peut-être que, là-haut, à la vieille, ça lui pique le nez.